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La réserve des cinquante pas géométriques : l’impossible domination d’un domaine impossible (1624-1986) Lien permanent vers ce document

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Créée par les représentants des seigneurs de la Compagnie des Isles de l’Amérique au cours des années 1640, la réserve des cinquante pas du roi a ensuite intégré le domaine de la Couronne en 1674. Elle est alors considérée comme un bien que le roi pourrait aliéner, mais qu’il entend conserver dans son domaine. Il n’en accorde que la jouissance. Cependant, dans une société où la possession se confond encore avec la propriété, ce droit de jouissance crée chez ses bénéficiaires un sentiment de propriété de la bande littorale. L’administration locale tente de lutter, toutefois le fait l’emporte sur le droit. Certaines pratiques considérées au début du XVIIIe siècle comme des abus sont finalement acceptées par les autorités. Non seulement la domination par le roi de son domaine paraît impossible, mais l’appartenance des cinquante pas au domaine de la Couronne finit par devenir un obstacle à la colonisation. En effet, avec l’essor de la propriété privée à la fin de l’Ancien Régime, le développement des bourgs et des villes aux colonies suppose que la terre littorale puisse elle aussi entrer dans le commerce. Dans les faits, elle y est déjà entrée depuis longtemps, cependant elle y entre aussi en droit lors de la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’administration locale se mettant à partir de cette période à traiter les habitants des villes établies sur la réserve comme de véritables propriétaires, en violation des ordres royaux. Les cinquante pas essaiment dans presque tout l’empire colonial. Arrivés à la Réunion, ils se trouvent modifiés en 1807, car ils deviennent alors inaliénables et imprescriptibles. Un régime que le ministère va transposer aux autres colonies à la fin des années 1820, alors que localement, la réserve y est toujours perçue comme étant aliénable en vue de l’érection des bourgs. Mais le ministère ne cède pas, car il est convaincu que la réserve a toujours été inaliénable, y compris sous l’Ancien Régime. Toutefois, le ministère finit par entendre les critiques de l’administration locale à partir des années 1860, lorsqu’il tente de favoriser l’implantation du Crédit foncier colonial, une banque qui souhaiterait pouvoir hypothéquer les maisons situées sur les cinquante pas. Cela coïncide avec l’affirmation de la distinction entre le domaine public et le domaine privé. La domanialité publique de la réserve se révèle alors incompatible avec ses buts, mais aussi avec la notion d’affectation à l’utilité publique, qui devient à la même période le fondement de l’appartenance au domaine public. Cette seconde contradiction échappe cependant à l’administration centrale. Des décrets procèdent alors à l’abandon partiel de l’inaliénabilité de la réserve à la fin du XIXe siècle dans les anciennes colonies. Tandis que, paradoxalement, la réserve connaît un important succès dans les nouvelles colonies d’Afrique et d’Asie, car une partie de l’administration locale y voit un moyen intéressant de s’approprier les terres. La domanialité publique est alors doublement dénaturée : d’abord en ce que la réserve n’est pas affectée dans sa totalité à l’utilité publique, puis en ce que cette incorporation au domaine public vise à effacer les droits des occupants et à procéder à une expropriation sans cause d’utilité publique. Bien qu’une autre partie de l’administration locale critique cet usage détourné du droit de la domanialité publique, la réserve demeure. Néanmoins, en Afrique, une grande partie des terres littorales sont finalement déclassées. Dans les anciennes colonies, les critiques perdurent à l’encontre de la réserve, car les décrets de la fin du XIXe siècle ont échoué à répondre à la problématique de l’occupation sans titre. Plusieurs nouveaux projets sont élaborés, pour qu’en 1955 un décret vienne finalement déclasser la réserve dans les nouveaux départements d’outre-mer. La réintégration des cinquante pas dans le domaine public en 1986 apparaît alors comme le réveil de vieux démons. Elle s’inscrit dans une logique de préservation de la propriété de l’État par le régime de la domanialité publique, non pas pour protéger l’affectation des cinquante pas à l’utilité publique, mais pour protéger le droit de propriété de l’État en lui-même. La réserve domaniale paraît avoir internalisé sa cause au fil des siècles : le législateur ne parvient à penser la réglementation du littoral sans la zone, celle-ci n’est plus conçue comme une construction juridique, mais comme une réalité physique avec laquelle il faudrait nécessairement composer. Il est vrai que cette institution offre l’avantage à l’État de posséder des terrains de diverses natures et dont l’intérêt est grand. Ce fruit de l’histoire peut aussi bien avoir des usages résidentiels, économiques, qu’écologiques. Toutefois, cela suppose de se débarrasser de la réserve, car elle ne peut plus, au regard des enjeux contemporains relatifs au littoral, être envisagée comme un tout soumis à un seul et unique régime juridique. C’est le choix fait par le législateur en 1996 à la suite du rapport Rosier, visant notamment à la régularisation de la situation des occupants sans titre. Le droit positif, s’il reste améliorable, semble avoir enfin pris une voie rationnelle, détachée de l’attachement sentimental à l’institution des pas géométriques, du fait de leur seule ancienneté. Le problème est alors celui de l’application des textes et du soutien financier aux politiques publiques de nature à permettre la résorption de l’habitat précaire et illicite par la construction de logements sociaux, ou à permettre une protection environnementale active du littoral. Le domaine est en passe de s’estomper, il paraît temps pour la logique dominatrice de l’État dans les Outre-mer de faire de même. Ou bien, puisque les cinquante pas ne suivent pas l’avancée de la mer, ce sera Neptune qui enverra les vestiges des seigneurs du XVIIe siècle dans les abysses. Créé par Alexandre Ribeaux 16 juil. 2024 Version 0.1
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